L’entrepreneuse Nadia Kopogo a fondé en 2019, à Dakar, Table Pana – pana pour « panafricaine » –, première résidence de chefs dédiée aux nouvelles cuisines africaines. Elle a également conçu et organisé, en mars 2023, le projet Waañ Wi, une résidence de création et de design culinaire mise en œuvre par la Villa Saint-Louis Ndar, l’ambassade de France au Sénégal, le réseau Chefs in Africa et le projet Les Cuisines Africaines-LCA. Elle évoque son parcours, ses projets et sa vision des cuisines africaines contemporaines.
Nadia Kopogo, qui êtes-vous ?
Je suis née à Bangui, en République centrafricaine, où j’ai grandi jusqu’à l’âge de dix ans. J’ai ensuite déménagé en France et j’ai mené la première partie de ma vie professionnelle à Paris. J’ai travaillé pendant plusieurs années dans la grande distribution, comme manager et chef de département. J’ai ensuite monté, avec ma sœur Clarence qui est cuisinière, Table Nali, un service traiteur pour des particuliers ou des festivals. Nous voulions faire découvrir la cuisine centrafricaine et plus généralement africaine en France, mais dans une version modernisée. Je m’occupais notamment de l’organisation et de la gestion de la structure, tout en accompagnant Clarence pour son identité de cheffe. Nous élaborions les menus ensemble. Depuis six ans, je suis installée à Dakar, où j’ai fondé en 2019 le projet Table Pana. Son objectif est de mettre en avant, à travers des dîners et d’autres manifestations, une cuisine africaine créative et contemporaine, basée sur des produits locaux. Je travaille surtout avec des chefs de la diaspora, formés en dehors du continent et souvent passés par de grandes maisons, pour certaines étoilées. L’idée, c’est qu’ils utilisent les techniques qu’ils ont apprises ailleurs avec les produits d’ici.
Qu’est-ce qui vous a amenée à Dakar ?
L’envie de retourner en Afrique ! Mon conjoint a trouvé un emploi au Sénégal et nous sommes rapidement venus nous installer à Dakar. Moi qui aimais manger et découvrir de bonnes tables, je n’ai pas trouvé de restaurant proposant une cuisine locale contemporaine. Ici, on mange les plats traditionnels à la maison, en famille ou entre amis. Il y a aussi de la très bonne street food sénégalaise dans les « tanganas », petites gargotes montées dans la rue avec deux morceaux de tissu et quelques cartons. Les mamans y préparent un ceebu jën, un yassa ou une soupou kandia du feu de dieu alors qu’elles n’ont qu’un fourneau ! En revanche, au restaurant, on trouve surtout de la cuisine internationale pas terrible, des pizzas, des tacos… Il y a bien sûr Pierre Thiam, qui a accompli un travail remarquable, y compris autour des produits locaux avec par exemple le fonio, et qui est le seul chef à avoir signé la carte d’un grand lieu ici, le Pullman Dakar Teranga. C’est un véritable ambassadeur du Sénégal et de l’Afrique de l’Ouest. Mais il brille surtout ailleurs. Dakar est pourtant l’une des capitales de cette région, dans un pays stable économiquement et politiquement. La diversité culturelle y est foisonnante.
Vous avez créé Table Pana pour remédier à cela ?
C’était avant tout pour moi ! En France, en parallèle de Table Nali, j’étais cheffe de rang chez Soma, un restaurant semi-gastronomique dans le Marais. J’avais adoré cette expérience et je voulais la renouveler à Dakar. Je n’ai pas trouvé de lieu conforme à mes attentes, alors je me suis dit que j’allais le créer. J’aimais beaucoup deux endroits à Paris : Fulgurances, qui accueille des chefs en résidence, et La Table Ronde, qui permet à des cuisiniers de tester leur carte et de se roder avant d’ouvrir leur restaurant. Ils m’ont beaucoup inspirée. J’ai été accompagnée par un incubateur de Dakar, Impact Hub, qui sélectionne des projets et les suit pendant neuf mois pour faire le business plan, les projections financières, etc. Le projet a mûri et, à la fin de l’incubation, j’ai lancé le premier dîner Table Pana sur le rooftop de ma maison. On était douze et ça a beaucoup plu. D’autres dîners ont suivi, sur mon toit ou dans des endroits que j’affectionne, par exemple la Loman Art House, une galerie d’art avec un très joli jardin dans le quartier des Mamelles.
Comment avez-vous trouvé les chefs ?
Je voulais majoritairement des chefs de la diaspora, formés ailleurs, apportant avec eux leur histoire, leur expérience, leur identité et leur technicité, et prêts à explorer le terrain de jeu qu’est le terroir sénégalais. En suivant Dieuveil Malonga, découvert à La Table Ronde à Paris, je suis tombée sur la plateforme Chefs in Africa, qui réunit de nombreux cuisiniers et cuisinières africains ou afro-diasporiques. Je fais beaucoup de veille sur les réseaux sociaux, et c’est comme ça que j’ai rencontré Omar Ngom, un chef sénégalais de Dakar, avec qui j’ai organisé le premier dîner de Table Pana. Il a été formé en Europe pendant vingt ans, dont dix-huit en Italie, et il est aujourd’hui à la tête du restaurant italien Il Pappagallo dans le quartier du Plateau. Je travaille désormais avec lui régulièrement. Le bouche-à-oreille a ensuite pris le relais. Depuis que j’ai commencé, j’ai ainsi pu organiser une trentaine de dîners dont un pour Chanel en décembre 2022, avec Omar, la veille du premier grand défilé de la marque dans une capitale africaine.
Comment vous êtes-vous retrouvée à organiser la résidence Waañ Wi à Saint-Louis ?
Grâce à Table Pana, j’ai été approchée par l’ambassade de France. Les équipes de la Villa Saint-Louis Ndar, un lieu de résidence artistique multidisciplinaire qui dépend de l’Institut Français du Sénégal, avaient envie de faire entrer la gastronomie dans leur écosystème. J’ai imaginé et monté un projet pilote en 2021, mais la première vraie résidence s’est déroulée cette année, du 11 au 19 mars 2023, avec trois chefs. Senda D. Waguena, d’origine togolaise et formé en Italie, a vécu au Sénégal de huit à quatorze ans. Il a ouvert son restaurant Jujube à Paris, au pied de Montmartre. C’est un chef extraordinaire qu’on a choisi avec Axel Mbetcha Tiezan, coordinateur et animateur du projet Les Cuisines Africaines-LCA et du réseau Chefs in Africa. Il y avait aussi Julie Basset, une cheffe française autodidacte qui vient des beaux-arts. Sa cuisine est libre, végétale, très instinctive. J’aime beaucoup son univers. J’ai enfin sollicité Omar Ngom qui, comme je viens de l’expliquer, est partenaire de Table Pana depuis ses débuts. La rencontre a duré une semaine. C’était intense ! Les matinées étaient dédiées aux rencontres avec les agriculteurs du terroir, ainsi que les pêcheurs et les femmes qui transforment le poisson sur les quais de Guet Ndar. Les après-midi étaient consacrés à des moments de création et d’échange entre les chefs.
Quel est l’avenir de cette résidence ?
Nous souhaitons la pérenniser en organisant un rendez-vous annuel, qui réunira d’une part un chef français ou d’une autre nationalité, et d’autre part un chef africain de Dakar ou de la diaspora. L’idée, c’est de donner à ces cuisiniers et cuisinières un temps et un espace de rencontre, de communion, de partage de pair à pair. Chacun se nourrit de l’autre. L’Afrique subsaharienne n’a pas encore été explorée par les chefs internationaux. Pendant leur résidence, ils ne se contentent pas de cuisiner : ils partent à la rencontre des paysans, des pêcheurs, des artisans… Tout commence donc par des repérages dans l’environnement de Saint-Louis, qui est particulièrement riche.
Vous attachez une grande importance aux produits.
Pour moi, si les cuisines africaines prennent de l’ampleur, ce sera d’abord à travers leurs terroirs et leurs produits. Nous avons, sur le continent, des ingrédients extraordinaires que nous n’exploitons pas assez. Nous les cuisinons un peu tout le temps de la même manière. Nous devons nous-mêmes les explorer et imaginer de nouveaux usages. Lors de la résidence Waañ Wi, nous avons organisé une table ronde autour du ceebü jen – orthographe wolof du thiéboudiène –, avec l’appui du Centre de recherches et de documentation du Sénégal (CRDS) et Fatimata Fall Niang, experte-référente de l’UNESCO pour le patrimoine immatériel, qui a cosigné avec Alpha Amadou Sy un ouvrage sur le sujet. Quand on ne connaît pas le pays et qu’on veut apprendre sa culture, il n’y a rien de mieux que de partager un plat de ceebu jën, littéralement « riz au poisson », avec des Sénégalais. Il est né à Saint-Louis, il porte des valeurs culturelles fortes, son histoire est passionnante et c’est un véritable plat national qui se transmet de génération en génération. C’est formidable qu’il ait été inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO en 2021. Mais nous ne devons pas réduire un pays à un seul plat, encore moins dans un monde qui change, avec des ressources marines qui se raréfient.
Quels sont vos produits préférés au Sénégal ?
Je suis une inconditionnelle du netetou, un condiment à l’odeur forte, confectionné avec des graines de néré fermentées. Ailleurs en Afrique de l’Ouest, on l’appelle « soumbala » ou « afitin ». Au Sénégal, on l’utilise principalement dans deux recettes : le ceebu jën blanc et la soupou kandia. Pour Table Pana, j’ai fait venir un ami chef japonais. Quand il l’a senti, il s’est tout de suite exclamé : « Mais ça, c’est du nattō ! » Il avait cette référence des graines de soja fermentées du Japon. Il savait donc instinctivement comment renouveler l’usage de ce produit qui, à mon avis, est sous-coté. Il l’a utilisé, par exemple, pour des raviolis de moringa avec une bisque de homard. Un chef créatif, avec de la technique, peut vraiment s’éclater avec le netetou.
Votre sœur, Clarence, nous a donné une recette de consommé de poisson fumé pour le numéro de la revue Papilles consacré aux cuisines africaines. C’est un autre type de produit fermenté.
La fermentation donne du goût ! J’adore les poissons fumés et séchés. Je pense par exemple au ketiakh, transformé par les femmes avec des sardinelles, sur les quais, selon un savoir-faire qui se transmet de mère en fille. Ici, on l’utilise surtout pour le ceebu kethiakh, mais on peut en effet l’imaginer dans un bouillon, des ravioles, des rillettes ou d’autres recettes. Même du côté des produits bruts, les ingrédients intéressants ne manquent pas. Le fait qu’ils soient encore peu connus ou exploités ouvre un champ des possibles passionnant. Prenez le diakhatou ou « aubergine africaine », qui ressemble à une tomate verte côtelée. C’est un légume très amer, mais qui ne coûte pas grand-chose et que l’on trouve toute l’année. Avec le chef Omar Ngom, on l’a fait mariner dans une saumure, ce qui a retiré la majorité de l’amertume et donné un côté pickles. En carpaccio, c’était délicieux. Il y a aussi le moringa, une plante dont on peut consommer les feuilles et d’autres parties, ou encore la poudre de baobab, que l’on se contente de boire en jus alors qu’on peut en faire de merveilleux sorbets, glaces ou mousses.
Pour la résidence Waañ Wi, vous avez également collaboré avec des centres de formation.
Oui, parce que c’est une problématique importante au Sénégal comme dans d’autres pays africains. Les cuisiniers bien formés le sont en France ou ailleurs en Europe. Il faut valoriser les métiers de la cuisine auprès des jeunes, leur montrer qu’ils peuvent y exceller, bien gagner leur vie, être valorisés. Aujourd’hui, au Sénégal, on va en cuisine parce qu’on n’a pas le choix. C’est la vision qu’on avait encore en France il y a quinze ou vingt ans, avant que la médiatisation et notamment les émissions comme Top chef ne changent les représentations de la profession. L’État doit s’emparer de ces questions. Sur plus de 16 millions d’habitants, la très grande majorité a entre 18 et 25 ans. L’enjeu de l’emploi est fondamental.
Quels sont vos projets avec Table Pana ?
Je cherche un lieu qui pourra accueillir des chefs en résidence, organiser des workshops et des masterclass, recevoir des jeunes en formation ou réorientation. J’ai toujours imaginé Table Pana comme un restaurant, certes, mais aussi comme un lieu de rencontre, de transmission et de découverte. Je songe à développer également une épicerie avec les différents fournisseurs que j’ai sourcés ici, pour proposer des produits locaux de très bonne qualité. Je m’intéresse beaucoup au concept de tiers-lieu, qui semble correspondre à mes aspirations, sur le modèle des grandes Tables à Marseille. D’une manière plus générale, j’aimerais que Table Pana devienne un think tank autour de la gastronomie africaine passée, présente et future. Elle ne doit pas être, quand on a envie d’un bon dîner, la dernière option après la pizza, le japonais ou l’indien.
Propos recueillis le 6 avril 2023 par Mayalen Zubillaga.
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